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L'absence des femmes à la tête des ministères de souveraineté

Les femmes sont-elles incapables à diriger des ministères de souveraineté ? Cette question mérite d’être posée, étant donné que,  depuis l’accession du pays à l’indépendance en 1960, les femmes n’ont pas été portées à la tête d’un ministère de souveraineté à l’exception de celui de la Justice qui a été confié à deux reprises à deux femmes. Le Quotidien, à travers ce dossier, a tenté d’avoir des éléments de réponse à cette interrogation. Des postes plus masculins

Tous les ministères sont importants, mais la place qu’occupe un ministère de souveraineté est à l’image de son rang dans la nomenclature gouvernementale. Après 60 ans d’indépendance, les femmes, même si elles ont été Premier ministre, même si elles ont eu à diriger des institutions de la République absolument importantes comme le Conseil économique, social et environnementale (Cese), et aujourd’hui la mairie de la Capitale sénégalaise, force est de remarquer que les Sénégalaises n’ont jamais occupé, à quelques rares exceptions près, les ministères de souveraineté. Cette  rareté des femmes au sommet des ministères dits stratégiques est une inégalité qui tire sa source première du modèle de gestion coloniale dont le Sénégal a hérité de sa puissance colonisatrice, en l’occurrence la France alors qu’en Europe, ce pays fait partie des derniers Etats où on remarque un taux de présence féminine assez remarquable au niveau du gouvernement. Cette absence des femmes au sommet des départements stratégiques du pays est un triste constat, de l’avis de Me Aïssata Tall Sall, avocate, par ailleurs présidente du mouvement politique ‘’Osez l’avenir’’ et candidate à la candidature de la prochaine élection présidentielle 2019. En effet, les gouvernements et les régimes se sont toujours succédé et continuent à se ressembler au Sénégal. Le pays a eu sa première femme ministre en la personne de Caroline Faye que 18 ans après son indépendance (15 mars 1978), qui dirigea le département de l’Action sociale.  Par la suite, de nombreuses autres femmes ont eu aussi accès aux fonctions ministérielles sans pour autant occuper les postes stratégiques sous le règne du Président Abdou Diouf. Il faudra attendre l’avènement de Abdoulaye Wade à la magistrature suprême pour voir la première femme, en la personne de Mame Madior Boye, conduire les affaires aussi stratégiques que  le ministère de la Justice avant d’être propulsée à la station primatorale en avril 2001, à la suite de la défenestration de Moustapha Niasse par le Président Wade. Toujours est-il qu’après plus d’un demi-siècle d’indépendance, les femmes peinent à gagner la confiance des hommes pour diriger certains départements ministériels. 

Mame Madior Boye, ministre des Forces armées, pendant… un mois

De 1960 à nos jours, le Sénégal a connu 27 ministres de l’Intérieur, tous des hommes. Le premier d’entre eux est Me Waldiodio Ndiaye et le dernier Aly Ngouille Ndiaye. Le département tout aussi stratégique des Affaires étrangères a vu passer sur cette même période 19 ministres : de Me Doudou Thiam à Me Sidiki Kaba. Là, aucune femme n’a eu non plus à gérer ce portefeuille. Aussi, 19 ministres ont dirigé le département des Forces armées. Me Waldiodio Ndiaye fut le premier à occuper ce poste que gère à ce jour Augustin Tine. Cependant, un cumul de fonctions aura permis ici à une femme de diriger ces fonctions pendant une courte durée. Tout en étant Premier ministre, Mame Madior Boye a managé le ministère des Forces armées du 2 octobre 2002 au 4 novembre de la même année. Mme Boye est la seule Sénégalaise à avoir exercé ces fonctions, soit la règle qui confirme l’exception. Aussi de 1960 à nos jours, que d’augmentation du nombre de ministres, de députés, de nouvelles institutions, d’agences. Le premier gouvernement du Sénégal formé par Léopold Sédar Senghor comptait 16 ministres, tous des hommes. De 16, le pays est passé aujourd’hui à 39 ministres, y compris les ministres délégués comme c’est le cas dans l’actuel gouvernement dirigé par Mahammed Boun Abdallah Dionne, et qui ne compte seulement que 8 femmes. Le précédent, dirigé par le même homme, comptait autant de membres mais avec six femmes, soit deux femmes de plus que dans l’actuel. Mais aucune d’elles n’occupe un ministère de souveraineté. Les postes stratégiques comme le ministère des Forces armées, celui des Finances, celui de l’Intérieur ou encore le ministère des Affaires étrangères et d’autres hautes fonctions restent dévolus aux hommes. «C’est leur domaine de compétence au Sénégal», dira l’historienne Penda Mbow. Cependant, la capacité des femmes, leur engagement politique, leur engagement à servir l’Etat ne sont plus à démontrer. Numériquement supérieures aux hommes avec 50,2% de la population sénégalaise, les femmes ont hissé plus d’un homme au pou
voir. Elles sont presque dans tous les corps militaires et paramilitaires, à la Présidence, à la Primature mais le plus souvent à des postes subalternes. Au même moment, elles rayonnent dans les Organisations non gouvernementales, siègent dans de hautes institutions internationales où elles occupent des postes de responsabilité. Ce qui atteste, si besoin en est, que leurs performances intellectuelles, physiques ne souffrent d’aucun handicap. Elles sont souvent les meilleures dans les centres d’examen, remportent des prix dans les concours généraux, des prix de l’excellence, des compétitions au niveau national et international. Dans une société équitable, pourquoi ne renforce-t-on pas, si besoin en est, leurs capacités afin qu’elles puissent diriger un jour ces ministères stratégiques ? 

Mame Madior Boye et Aminata Touré, les exceptions qui confirment la règle Mame Madior Boye et Aminata Touré constituent, toutes deux, l’exception qui confirme la règle

. Elles sont les seules Sénégalaises à avoir été à la tête d’un ministère de souveraineté en l’occurrence celui de la Justice. La première citée a occupé ce poste sous le gouvernement de Moustapha Niasse, alors Premier ministre de l’ancien chef de l’Etat, Me Ab dou laye Wade, en 2001. La deuxième à diriger ce même département stratégique dans la deuxième alternance qui a porté Macky Sall à la magistrature suprême avec comme Premier ministre Abdoul Mbaye. Après leur passage au département de la Justice, ces femmes ont été Pre mier ministre respectivement de Abdoulaye Wade et de Macky Sall. Si les membres d’un gouvernement sont proposés par le chef du gouvernement, en l’occurrence le Premier ministre qu’elles ont été, pourquoi ces deux femmes n’ont pas présenté des femmes au niveau de ces ministères de souveraineté ? Nos tentatives pour avoir leurs versions ont été vaines. Le contexte politique actuel empêche Aminata Touré d’aborder le sujet. Quant à Mme Mame Madior Boye, hors du pays, aucun contact n’a été possible. Après ses fonctions de ministre et Premier ministre, Mme Boye est aujourd’hui chargée de la protection des civils dans les zones de conflit, un poste qu’elle occupe au sein de l’Union africaine (Ua). L’ancien Premier ministre, Souleymene Ndéné Ndiaye, n’a pas voulu non plus se prononcer là-dessus et Cheikh Hadjibou Soumaré est resté injoignable parmi d’autres anciens Premiers ministres. Pourtant la République du Sénégal laïque, démocratique et sociale assure l’égalité devant la loi de tous les citoyens sans distinc
tion de race, d’origine, de sexe ni de religion. Juridiquement, aucune loi n’interdit aux femmes d’occuper les postes de ministre des Forces armées, de l’Intérieur ou des Affaires étrangères, d’après Me Aïssata Tall Sall. Aussi, la loi sur la parité votée en 2010 sous le règne du Président Abdoulaye Wade devrait faciliter aux femmes l’accès à ces postes. Mais les efforts du Président Wade se sont limités à promouvoir Mame Madior Boye première femme Premier ministre au Sénégal, tout comme son successeur Macky Sall. Les femmes restent confinées à l’occupation de postes politiques sans grande possibilité de prendre des décisions engageant les destinées du pays. Ce, alors que, selon les observateurs politiques, l’élite masculine n’est pas plus intelligente que l’élite féminine puisqu’elles ont fait les mêmes cursus scolaires, subi les mêmes épreuves et détiennent les mêmes diplômes. D’après Serigne Saliou Guèye, les femmes doivent réclamer plus et montrer aux politiques que tout ce que les hommes peuvent gérer, elles peuvent aussi le faire. «Les ministères régaliens ne doivent pas être la chasse gardée des hommes, dans la mesure où l’élite masculine n’a pas une formation beaucoup plus poussée et n’est pas plus compétente que l’élite féminine», fait remarquer le journaliste responsable du desk politique au quotidien Le Témoin. Ce point de vue est partagé par Sira Ndiaye, député de Benno bokk yaakar (mouvance présidentielle). «Les femmes ne manquent ni de responsabilités, ni de personnalité encore moins de compétences pour occuper ces fonctions. Cependant, elles doivent être beaucoup plus solidaires entre-elles», préconise la jeune députée. «Je reste persuadée que les femmes occuperont un jour ces postes stratégiques. Le processus est bien en cours», se convainc la jeune responsable de l’Alliance pour la République (Apr) à Mbour, qui exhorte ses pairs de continuer à réclamer plus de responsabilités puisqu’elles ont le profil pour gérer ces portefeuilles. Sans ambages, son camarade, Mame Bounama Sall, également jeune député socialiste, reconnaît les compétences techniques et morales «irréprochables» des femmes au Sénégal. Toutefois, estime-t-il, la nomination aux postes stratégiques tout comme à ceux simples, relève de la confiance de celui-là qui attribue les charges aux uns et aux autres en fonc
tion des profils dont il dispose. «Il ne s’agit pas d’une question de genre, ni de rigueur mais plutôt de confiance qui relève exclusivement  du chef de l’Etat qui nomme les personnes les mieux indiquées pour rendre un service à l’Etat en ces fonctions-là», minimise  le président du Mouvement des jeunesses socialistes. Le constat, cependant, est triste pour la présidente du mouvement «Oser l’avenir». Aïssata Tall Sall se désole que les femmes n’aient jamais occupé, à quelques rares exceptions près, les ministères de souveraineté. La candidate à la candidature pour la Présidentielle 2019 promet de changer la donne, une fois élue à la magistrature suprême. «Vous verrez que certains ministères de souveraineté seront aussi occupés par des femmes, à la condition qu’elles ne les occupent pas pour le plaisir de les occuper, que les femmes ne les occupent pas que pour faire tomber un tabou. Elles  doivent les occuper, parce qu’elles auront la compétence, le profil professionnel nécessaire pour être à la place qu’il faut», a plaidé la robe noire. A l’en croire, rien n’empêche les femmes d’occuper ces fonctions. «C’est juste un tabou qui est dans la tête des présidents de la République qui pensent peut-être que l’Armée est une force trop régalienne pour être confiée à des femmes.» Pourtant, dans d’autres pays comme au Chili, Mme Michelle Bachelet a été ministre des Forces armées longtemps avant d’être présidente de la République. La France, une référence pour le Sénégal, a eu une femme ministre des Forces armées en la personne de Florence Parly. Et il y en a eu  des dames qui sont devenues des ministres des Forces armées (Michelle AlliotMarie sous le règne de Chirac), des ministres de l’intérieur. «Il faut que les hommes cassent le tabou et que les femmes aussi démontrent qu’elles peuvent y arriver», appelle Me Tall Sall. Ministre ayant géré beaucoup de  portefeuilles du règne de Senghor jusqu’à la fin de celui de Abdou Diouf, Robert Sagna ne voit pas de discrimination dans l’absence des femmes à la tête des ministères stratégiques, même s’il reconnaît que les Sénégalaises sont aussi compétentes comme les Sénégalais. «Cela peut arriver qu’un jour une femme soit ministre des Forces armées, cela n’est pas exclu, comme au niveau de l’Intérieur», se persuade le doyen qui a vécu 22 années de ministère. 

«Le pouvoir dans notre pays reste le pouvoir des hommes»

Professeur d’histoire médiévale au département d’histoire de la Faculté des lettres et sciences humaines de l’Ucad, professeur Penda Mbow, explique comment les hommes ont la haute main sur les niveaux stratégiques de la gouvernance du pays. Pour celle qui fait partie des collaborateurs du chef de l’Etat et grande observatrice du landerneau politique, les femmes ne manquent pas de compétences pour aspirer à conduire les affaires dans les ministères de souveraineté de ce pays qui n’a jamais connu de femmes ministre de l’Intérieur, des Forces armées, des Affaires étrangères ou des Finances, alors que le Sénégal regorge de femmes compétentes. 

Après Mame Madior Boye et Aminata Touré au ministère de la Justice ensuite à la Primature, aucune femme ne gère un ministère parmi les plus stratégiques. Pourquoi cette fausse promotion faite aux femmes au Sénégal ? Dans nos sociétés, on n’aime pas beaucoup les femmes avec une forte personnalité, elles font tout de suite très peur. Et les Sénégalais, qu’on le veuille ou non, ont une société assez conservatrice. Et aussi les hommes jouent beaucoup sur les ambitions des femmes. Si cela ne les consolide pas, ils ne vont pas lâcher une partie ou une parcelle de leur pouvoir. C’est vraiment dommage pour ce pays qui gagnerait à un rayonnement des femmes. Si dans un pays comme
le Niger, on a pu avoir une femme aux Affaires étrangères, la France qui est une référence pour le Sénégal, les Forces armées ont été dirigées par une femme. Aujourd’hui en Algérie, il y a une femme là-bas, Nourième, ministre de l’Education nationale, qui dirige ce département depuis plusieurs années. Contre vents et marrées, elle amène énormément de réformes dans ce ministère. Pourtant, elle a fait face aux islamistes, à beaucoup de lobbies, elle y est encore et elle continue. Je pense que des personnes qui n’ont jamais eu l’occasion d’expérimenter certaines réformes, si on leur donne la possibilité, peut-être cela pourra contribuer à un renouveau, à un changement de paradigme, à un chan
gement de perspectives parce qu’elles veulent démontrer qu’elles savent faire quelque chose. N’est-ce pas là une violation des droits de la femme dans une République comme le Sénégal qui garantit l’égalité des sexes devant la loi ? Je crois que dans une société, il faut de l’équité, de l’égalité, la justice. Une société ne fonctionne véritablement que sur la base de ces valeurs-là et une femme, quand elle est compétente, quand elle s’engage, il faut lui donner l’opportunité de travailler pour son pays, sa société, qu’on soit femme ou homme d’ailleurs. Les facteurs les plus importants qui doivent distinguer une femme ou un homme d’Etat,
c’est d’abord la compétence, le talent, la rigueur morale, voilà les critères qui doivent nous sous-tendre. On ne doit juger l’individu que sur la base de ces critères-là. Je pense que le pouvoir dans notre pays reste le pouvoir des hommes. Ils peuvent utiliser les femmes, les associer mais fondamentalement le pouvoir est masculin. Est-ce à dire que les femmes sénégalaises manquent toujours de compétences pour diriger les ministères de souveraineté ? Elles ne manquent pas de
compétences. Des femmes d’Etat au Sénégal, j’en connais beaucoup : Aïssata Tall Sall, Aminata Mbengue Ndiaye, Nioro Ndiaye, Awa Marie Colle Seck, Fatou Sow Sarr, entre autres. Il y en a qui sont très politiques, qui ont des visions. Par exemple nos aînées, Marie Angélique Savané (sociologue), Tata Annette Mbaye d’Erneville (première femme journaliste), vu sa capacité de rassembler les femmes, de les organiser, je ne trouve pas une personne plus politique que cette femme-là. Et il y en a plein à toutes les générations.
 

Awa Diop, sociologue et enseignante à l’Ucad, l’Ugb et à l’Uasz de Ziguinchor

«L’inégalité sur les postes stratégiques s’est préparée dès le bas âge»

L’inégalité sur les postes stratégiques dans la société sénégalaise est une réalité palpable. C’est du moins l’avis de la sociologue Awa Diop. On la remarque, en effet, dès le bas âge où l’on note que dès l’enfance, on commence à offrir aux jeunes garçons des jouets qui reflètent d’une certaine façon l’intelligence, la créativité, le pouvoir alors qu’à la jeune fille, on donne des ustensiles de cuisine, des poupées et autres objets. «Dès le bas âge, on commence à formater les rôles que chaque sexe doit jouer. Cela va se reproduire, plus tard. Quand on sera adulte, on va se dire : ‘’ça c’est un boulot de femme et celui-là pour les hommes’’», déplore Awa Diop. La sociologue regrette que même les intellectuelles n’échappent pas à ce fait social, parce qu’elles ne veulent pas produire d’enfants moins homme que les autres. «C’est très fort dans l’imaginaire collectif et les femmes ne sont pas en train de changer la donne, alors qu’une grande part de l’éducation des enfants leur revienne», constate-t-elle. Mme Diop pense que les femmes ne revendiquent pas les postes de responsabilité au Sénégal, car rien dans leurs attitudes ne montre qu’elles veulent plus que ce que les hommes leur accordent. «C’est rare de voir des femmes qui expriment des idées fortes, qui dirigent et qui
ont un certain leadership. Dans le domaine politique, elles brillent dans l’organisation des meetings, sont là quand il s’agit de compter des voix mais ne revendiquent pas plus que cela», regrette la sociologue. Elle estime aussi que les femmes ont intériorisé cette idée qu’elles sont différentes des hommes et que, finalement, elles sont les premières même à reproduire cette inégalité entre hommes et femmes, soit les plus grandes résistantes d’un changement qui viserait à rendre les choses égalitaires. Ainsi, cette inégalité sur les tâches attendues de chaque sexe explique l’absence des femmes au sommet des ministères comme les Forces armées ou l’Intérieur pour ne citer que ceux-là,  considérés comme devant être gérés que par des hommes. «Parce que l’homme fait référence au pouvoir, à l’intelligence, la capacité de faire, la capacité de pouvoir vraiment gérer des choses. Alors que quand on parle des femmes, c’est plus dans le domaine domestique. Elles doivent être au foyer, être dans des choses émotionnelles, elles savent moins bien gérer des choses stratégiques», soutient la sociologue. Par conséquent, les principaux postes de pouvoir sont vraiment confiés aux hommes alors que les femmes gèrent des postes plus ou moins subordonnés